Juan Massenya, sur les chemins de traverse

« Le système normatif n’a jamais été aussi violent qu’aujourd’hui. Même quand on a l’impression d’être une entité individuelle à part entière, on ne se rend pas compte qu’en fait, on n’est pas loin du clonage. Ce n’est pas très français, de dire à des gamins : « Tu as le droit d’échouer, c’est bien. Ça te structure, ça te permet d’élaguer. Échoue, tente, plante-toi, réessaie, trompe-toi, tombe, trébuche, relève toi, n’aie pas peur d’être nul, n’aie pas peur d’être mauvais, n’aie pas peur de te tromper, n’aie pas peur du ridicule. »

 

Juan Massenya pour hollington FW20 interview

Pouvez-vous vous présenter ?

Je suis un humain parmi des humains, né à cheval entre deux mers – l’eau froide de la Bretagne et l’eau chaude des Antilles. Un humain qui hume l’air du temps, le parfum du temps : j’ai tiré un maximum de profit des mouvances, des bascules de société. Chaque bascule d’une époque à une autre a son lot de transformations, autant dans la musique que dans le textile ou la haute technologie, et j’ai toujours surfé les phénomènes émergents, dans une remise en question permanente.

Mais je n’accorde aucun intérêt à la mode, aux tendances, aux dictats de la bienséance. Je fais ce que j’aime. Je viens d’un monde où le postulat de départ était très simple : « tu n’es pas dans le schéma traditionnel, ce qu’on considère comme étant bien ou bon : tu es trop ceci ou pas assez cela ». Il y a deux manières d’aborder la vie une fois que tu as compris ça. Soit tu te construits contre, soit tu fais abstraction et tu suis ton chemin. Tu ne sais pas de quoi demain sera fait, mais le présent est déjà tellement agréable que si ça devait s'arrêter ça n’aura été que du kif. C’est ma philosophie.

Quelles musiques vous ont bercé ?

Je n’ai jamais été réfractaire à ce qui venait à moi, mais je n’ai jamais su m’en contenter. Je suis donc allé chercher… les Shadows, Gene Vincent, Little Richard, les Temptations, la B.O. de Warriors ou celles de Jacques Tati, Janis Joplin en duo avec Jimi Hendrix et, pourquoi pas, Joe Dassin. C’est ce qui me procurait du plaisir qui m’intéressait, pas l’étiquette. Quand j’étais môme, on allait chez le disquaire et il nous « racontait » une musique en fonction de notre profil. Il n’hésitait pas à nous emmener ailleurs, comme on dit « va voir ailleurs si tu y es ». Ce qui était le plus excitant, c’était d’être sorti de notre petit confort, autant en termes d’identité que de culture ou de génération, pour être plongés dans un autre monde.

J’évoluais dans une bande où un mec écoutait Led Zeppelin, Deep Purple, un autre écoutait Hubert Felix Thiefaine, un autre Weather Report parce qu’il était fou de free jazz ou de jazz rock. C’est après l’adolescence qu’on a commencé à voir les modes et à devenir des cibles de consommation. Mais avant, on se fabriquait une identité plurielle en fonction des gens qu’on rencontrait. On est d’une génération qui a eu la chance de sortir de terre à un moment où les profils qui étaient les nôtres, enfants d’ici et d’ailleurs, n’étaient pas visibles. On était tout et son contraire. C’est en sortant de nos quartiers qu’on se rendait compte que notre présence n’était pas la bienvenue partout. Mais beaucoup d’entre nous avaient la capacité de passer outre.

Avez-vous appris à jouer d’un instrument ?

Oui, j’ai commencé par la guitare, puis le piano. Dans ma famille la musique est prédominante. Mon père était mélomane, il nous achetait des disques, comme ça, sans raison. Il partageait la musique. Je me souviens que quand il m’a ramené Rockit d’Herbie Hancock, j’étais persuadé que c’était un musicien de mon temps, de mon époque. Mon père avait le désir de nous faire comprendre qu’à défaut de trouver notre histoire dans les livres, on la trouverait dans la musique. Que toutes les musiques noires, le jazz, le rhythm and blues, la soul, la biguine, le quadrille, racontaient mieux notre histoire que les livres. Il fallait qu’on apprenne la musique pour pouvoir entendre cette histoire. C’était à nous de trouver les clés de compréhension, mais lui nous jetait dans la piscine et disait « maintenant, apprenez à nager tous seuls ». Avec le recul, je me rends compte que c’était très bénéfique. Il n’y avait aucun interdit, il se portait garant quel que soit l’instrument. C’était important pour lui que la musique fasse partie de notre quotidien et de notre identité.

Vous avez joué avec le groupe Rapsonic. Racontez-nous.

Au milieu des années 80, je rencontre l’un des membres de Rapsonic, Big Red, dans une soirée. Comme beaucoup de rencontres, ça commence mal. Mais très rapidement on se rend compte qu’on a beaucoup de choses en commun, des questionnements surtout. À ce moment-là, le rap américain nous impose une sorte d’examen de conscience. La question de la place du Noir dans la société, on ne la trouvait pas dans la culture française. En tout cas ce n’est pas Etienne Daho ou Niagara qui la posaient. On passait de la fin d’une période festive, de divertissement, à une période consciente. Les rappeurs américains, non contents de nous parler de leurs leaders, nous font découvrir nos leaders, les Sankara, les Franz Fanon, tous ces intellectuels qui ont soulevé la question de l’identité noire. Avec Big Red, on est d’ici et on est d’ailleurs, et la France n’a pas anticipé l’arrivée de notre génération, d’où la Marche pour l’égalité et contre le racisme, qu’on a appelée la Marche des Beurs. Parce qu’à l’école primaire ça allait encore, mais quand on a commencé le collège et qu’ensuite il a fallu affronter le marché du travail, la France s’est rendue compte qu’on était là. Les seuls à apporter des réponses étaient les artistes de la culture rap. C’est la nuit que les choses se décidaient, dans les boites, dans les clubs. C’est là que les tribus se mélangeaient, que les générations se côtoyaient. On pouvait y trouver un squat pour dormir ou un petit boulot pour le lendemain, une séance photo avec Mondino, Jean-Paul Goude, Sednaoui, etc. C’était l’époque de l’explosion de Jean-Paul Gautier aussi.

Cette espèce de bouillie de culture – et non pas bouillon de culture – nous a amenés tous les deux à envisager de vivre de la musique. À l’origine on en faisait juste pour dire des choses, se positionner sur le plan générationnel, pour ancrer notre petite entité. Et puis on s’est mis à entrevoir une perspective d’avenir. La nuit nous appartenait, il y avait une culture musicale émergente, et il y avait les bandes. Enfin on parlait de nous, en bien ou en mal mais on parlait de nous. On s’est laissé prendre au jeu, Radio Nova aidant.

 

Juan Massenya pour hollington FW20 interview

Après cela, vous décidez de vous consacrer à votre passion pour le vinyle…

Ce n’est pas une passion pour le vinyle ; il n’y avait que le vinyle. Le rap, s’inspirant d’échantillonnages de samples, a renforcé ce rapport avec le disque. Pour moi un disque est un disque : ça n’avait rien d’extraordinaire, un bout de vinyle, c’était juste un support pour la musique. C’est bien plus tard que c’est devenu un objet sacralisé. On a continué à en acheter parce qu’on était en quête de mélodies pour sampler, de rythmes, d’instrumentaux aussi. Il fallait des versions instrumentales pour pouvoir rapper. Les maisons de disques n’avaient pas encore repressé leur catalogue en CD et nous, on découvrait des labels de jazz comme Blue Note, Prestige… on a continué à acheter des vinyles. C’était aussi beaucoup moins cher, j’achetais des disques de jazz à un dollar, 50 cents. Les gens jetaient les vinyles. Je me souviens d’être rentré un soir avec deux bacs de disques de jazz qui avaient été posés sur le trottoir en plein New York.

Le vinyle est devenu un objet sacré à partir de 2000, il y avait un petit microcosme de collectionneurs. Ma « collection », c’était juste les disques que j’ai achetés toute ma vie, et mon père en avait déjà beaucoup. Évidemment un disque qui valait 2F50 aux Puces de Clignancourt aujourd’hui vaut… c’est devenu une collection par dépit, et c’est devenu un objet sacré par nostalgie.

Votre carrière d’animateur journaliste commence à la radio en 1998, et tout s’enchaine : « Voodoo club » pour Nova, « Teum-Teum » sur France 5... Qu’est-ce qui décrit le mieux votre caractère au cours de ces expériences dans l’audiovisuel ?

Les parcours un peu chaotiques caractérisent ma génération, et plus particulièrement la famille hip-hop, à laquelle j’appartiens, avec sa logique de progression. Quand je prenais le train de ma petite banlieue, je ne savais pas où j’allais dormir, quand j’allais rentrer. Les opportunités s’offraient à moi et je les acceptais si elles pouvaient me porter quelque part. Petit à petit, cette façon de faire un peu particulière, dans la contre-culture, est devenu intéressante. On mettait des bonnets et des gants blancs, des mocassins vernis à l’époque de la funk, on tournait sur le dos… on était des martiens. Mais au fur et à mesure, les clubs se sont remplis grâce à nous, les radios se sont inspirées de ce qu’on écoutait.

Il y a aussi eu un élément qui a été déclencheur, la Loi Toubon. Au moment où je me trouvais trop vieux pour continuer sur cette voie-là, elle a imposé les quotas de chansons francophones à la radio. Les media, qui jusqu'à ce jour n’avait que faire de nos existences, ont commencé à programmer du rap. Au début c’était NTM, Solaar, IAM et puis, forte de cette notoriété, une nouvelle génération a émergé : la génération Time Bomb avec Oxmo Puccino, Diam’s, Booba, Lunatic etc. Nous, on était déjà des sacrés vieux cons. On avait trente piges et on avait affaire à des gamins aussi incontrôlables que nous l’avions été. C’est cette génération-là qui a remis une pièce dans le juke-box et qui m’a fait prendre conscience que se tenir à distance était non seulement contre-productif pour eux, mais pour moi aussi.

Ç’a été ma cure de jouvence. J’avais une émission de vieux nostalgique, basée sur les samples, et tout d’un coup on me demande « tu ne veux pas faire l’interview de jeunes rappeurs ? ». Snoop Dog, ça m’avait fait le même effet que Delasoul : ça y est, on est devenus une culture mainstream, c’est fini, je passe la main. Eh bien cette nouvelle génération m’a fait prendre conscience qu’on pouvait vieillir dans le hip-hop, que cette culture ne disparaîtrait jamais. La question était comment grandir, comment évoluer, comment revendiquer la génération des Grandmaster Flash d’aujourd’hui. Ils sont nombreux et portent haut et fort les valeurs qui étaient les nôtres et qui nous ont fait rêver… et déconner aussi.

Vous aimez mettre en avant des personnes et des musiques qui ne sont pas « tendance ». Pourquoi ?

Parce que la tendance, je l’ai suivie et j’ai vu qu’il pouvait y avoir un antagonisme entre elle et la personne qui la suit. Tu n’es pas sûr de vraiment l’apprécier, mais tu es sous le joug de la bienséance, tu veux être comme les autres. Quand le rap est arrivé, on a compris qu’on n’était pas obligé d’aimer le hit parade. La chose qui te permet de rester debout, de tenir face à l’adversité, au doute, aux questionnements, c’est d’assumer pleinement qui tu es. Alors je parle des gens que j’aime. La tendance transforme le « à la mode » en « has been », donc ce que tu consommes, ce que tu aimes forcé et contraint, tu vas le détester demain pour adhérer à une autre mode, et encore une autre. La question centrale, c’est : est ce que toi, tu aimes ? On ne te demande pas si tu veux appartenir à un groupe.
Les faces B des maxi 45 tours étaient parfois plus intéressantes que les singles faits pour vendre l’album. Surtout qu’après « à la mode » et « has been », il y a un troisième temps : « culte ». La paire de baskets que j’ai foutue à la poubelle il y a trente ans, aujourd’hui les mômes sont prêts à mettre des fortunes pour l'avoir. Il y a quinze ans, Sidney, l’animateur qui nous a fait danser dans H.I.P-H.O.P., était has been et aujourd’hui il est culte. En règle générale, quand tu fais ce que tu aimes, tu n’es pas à l’abri de devenir culte. Tous ceux qui ont été mes mandarins, mes référents culturels et même identitaires ont été passés sous silence pendant trente ans. Aujourd’hui, la génération qui parle d’eux ne les a pas connus, alors elle les idolâtre. Je trouve ça très bien pour toutes ces personnes qui nous ont inspirés mais n’ont pas été prophètes en leur temps et en leur royaume.

 

Juan Massenya pour hollington FW20

Parmi vos invités, quelle a été votre plus belle rencontre ?

Mais je n’ai reçu que des personnes que je mettais sur un piédestal, dont je respectais l’œuvre ou la démarche ! La valeur d’un invité repose sur sa capacité à donner des clés de compréhension, pas sur sa notoriété. Ça peut être un Pierre Rabhi comme un James Brown, le Reverend Jessie Jackson comme une association de quartier à Bobigny qui aide les personnes âgées, Edgar Morin, Jean Viard, Michel Wieworka, des sociologues, des hommes politiques. Je suis comme le boulanger, je fais les gâteaux que j’aimerais manger, je reçois les invités que j’aimerais être.

Une valeur qui vous tient vraiment à cœur ?

La valeur de chacune de ces personnes, c’est d’avoir fait les choses en mettant de côté la notion de réussite. Ils avaient une démarche salvatrice : soit ils faisaient ce qu’ils faisaient, soit ils mourraient – la démarche artistique représente une thérapie pour beaucoup. J’adore quand les gens font les choses dans le but de ne rien obtenir si ce n’est de donner du sens au présent. J’ai très rarement été déçu. Ce qui m’intéresse ce sont les silences, ce qu’ils ne disent pas, ce qui montre parfois une forme de fragilité, de détresse. C’est là-dessus que je construits mes interviews. À la fin, je parle à quelqu’un qui m’a autorisé à me rapprocher et à entrer dans sa sphère, et non plus à quelqu’un qui fait la promo de son album ou de son livre. On partage des moments, des doutes communs, ça devient une discussion, on brise la glace. Je fais ce métier pour passer de bons moments.

Quel moyen choisiriez-vous pour défendre une cause importante à vos yeux ?

Comme beaucoup, je suis passé d’un extrême à l’autre. D’abord le désintérêt total pour tout ce qui concerne la société, puisque j’avais été élevé là-dedans : « la politique ce n’est pas pour vous, on va s’en occuper », et puis le militantisme le plus acerbe, intolérant, inflexible. Dans les deux cas de figure, on est dans l’incantation : on aboie mais on ne fait pas. Je ne suis plus dans l’approche critique de ce que font les autres, ce qui a été un moment de construction intellectuelle. J’ai compris qu’il faut être complémentaires. Peu importe la manière, le plus important c’est savoir si oui ou non tu es dans la bonne direction.

Aujourd’hui je crois dans les initiatives individuelles au service du collectif, plutôt que dans le collectif au service de l’individu. Je considère qu’on doit individuellement se construire, se renforcer, et mettre ça au service du collectif. Avant, même si on donnait l’impression d’être des durs, on se mettait en groupe justement parce qu’on était fragiles intellectuellement, affectivement. Or un collectif fait de gens plus forts, plus aguerris est dix fois plus efficace que des foules. Les foules c’est très bien, ça participe à la visibilité, au faire-savoir. Mais le savoir-faire, c’est quelque chose qui se traite individuellement.

Ma démarche est proche de la transmission : essayer de desserrer l’étreinte qui est imposée par la société sur les plus jeunes. « Faut être comme ci, faut être comme ça », le système normatif n’a jamais été aussi violent qu’aujourd’hui. Même quand on a l’impression d’être une entité individuelle, à part entière, on ne se rend pas compte qu’en fait on n’est pas loin du clonage. Ce n’est pas très français, de dire à des gamins : « Tu as le droit d’échouer, c’est bien. Ça te structure, ça te permet d’élaguer. Échoue, tente, plante-toi, réessaie, trompe-toi, tombe, trébuche, relève toi, n’aie pas peur d’être nul, n’aie pas peur d’être mauvais, n’aie pas peur de te tromper, n’aie pas peur du ridicule. » Les anglo-saxons considèrent que l’échec participe à la réussite. Il faut désacraliser les dogmes, les totems qui reposent sur la tète des plus jeunes, comme celui de la réussite à tout prix. Douter c’est bien aussi, demander quand on cherche son chemin, aller vers l’autre. Ça, c’est du lien social. Il faut essayer d’anticiper sur toutes ces formes d’individualisme qui font qu’à un moment on est nombreux mais seuls. Parce que ça rend fébrile, très très fébrile.

 

Juan Massenya pour hollington FW20 interview

Une musique qui vous parle en ce moment ?

J’ai entendu un titre vachement bien, de Swing et Angèle. J’étais étonné : mélodie solide, belle compo. C’est aux antipodes de ce qu’on peut imaginer dans ma playlist musicale, mais ça m’a plu. Et j’ai écouté avant-hier une version live, en Allemagne je crois, de Burnin’ and Lootin’ de Bob Marley, que je n’avais jamais entendue jusqu'à présent. Je n’ai plus de filtre. Mon seul critère c’est qu’aux premières notes je me dise « wow, c’est étonnant ». Je me suis aussi refait l’intégrale de Led Zeppelin, dernièrement, et quand tu les réécoutes à cinquante ans passés, ce n’est pas pareil.

C’est une leçon que je ne comprenais pas en son temps, lorsqu’on on me parlait de sagesse, de tolérance et d’ouverture d’esprit. Ces aptitudes ne sont pas à la portée de n’importe quel gamin, et je ne les avais pas. Aujourd’hui, je me laisse, je n’ai absolument aucune crainte d’une déformation de mon entité à l’approche d’une musique de Nana Mouskouri, Andy Bey ou Donaldson. Du moment que c’est bon, c’est bon. Tout ne me plaît pas, mais tout artiste a le droit de venir me bousculer dans mon petit confort musical, je n’ai pas de limite. J’adorais L’Accident d’Eddy Mitchell, je l’avais même utilisé comme générique radio quand j’étais à Nova. Pourtant si on m’avait dit il y a trente ans que j’écouterais un jour Eddy Mitchell, j’aurais dit « tu es un fou ».

Pouvez-vous décrire la tenue que vous enfilez avant un plateau ?

Un mot qui a complètement disparu mais qui était vraiment dans l’air du temps quand j’avais quinze ans, c’est « élégance ». Je viens du fin fond du 78, et il y avait ceux qu’on appelait les tireurs, les « reurtis ». C’étaient des bandits, mais des bandits élégants qui s’habillaient avec des chaussettes en fil d’Écosse, des pantalons à pinces – il fallait qu’il y ait le pli – le tergal, la veste sur le bras. Ils avaient la pochette dans le blazer, ils allaient chez Brummell. On voulait être comme eux, ils nous fascinaient. On essayait de les imiter mais avec des survêtements, parce qu’on n’avait pas les moyens.

Un jour j’ai tourné une émission avec Jean-Pierre Coffe. Il portait une veste qui me parlait, autant dans la ligne que dans la matière : c’était du hollington. J’ai aussi vu Moati en hollington sur un plateau télé. Il fallait aller aux puces pour trouver des vêtements comme ça : bien finis, qu’on ne voit pas sur tout le monde, qui échappent à la tendance, aux dictats de la mode. Alors j’ai commencé à porter du hollington à ma façon, comme un gamin de banlieue, en décontextualisant les choses.

On ne mettait pas des bonnets de ski et des doudounes sans manches en ville parce qu’il faisait froid, mais parce qu’on l’avait vu dans Flashdance. Il valait mieux se démarquer plutôt que d’essayer d’être comme tout le monde, parce que ça se voyait qu’on n’était pas comme tout le monde. On a pris les chemins de traverse, la solution c’était de jouer cette différence jusqu’au bout. Donc je suis allé à l’extrême dans mes choix chez hollington. Et on m’a dit que ça ne m’allait pas trop mal (rires). Mon pote Fab Five Freddy, qu’on entend dans le morceau Rapture de Blondie, a adoré l’une de mes vestes et, quelques mois plus tard, il m’envoie une photo : il s’était fait faire une veste sur mesure à NY sur le même principe de tweed coloré. Je l‘ai dans toutes les couleurs.

C’est exactement ce qu’on cherchait quand on était gamin, être vu mais avec élégance. Cette marque dont je ne suis certainement pas la cible, j’ai décidé de me l’approprier, de la ramener dans ma tribu. Et au fur et à mesure, des potes qui habitent plutôt Place des Fêtes que rue Racine y sont venus, parce que tout le monde ne met pas cette marque et qu’elle ne nous est pas destinée : ça nous parle encore plus. La contre-culture c’est notre moteur. Faut pas me dire où je ne dois pas aller parce que c’est exactement là que je vais aller.

À quelle occasion portez-vous du hollington ?

L’autre jour je suis allé à un évènement en jogging Adidas, tongs… j’ai attrapé au passage une veste hollington. J’écris une autre histoire, et c’est à chaque fois la veste qu’on voit, qu’on remarque. Aux puces de Clignancourt, je portais ma veste en moleskine et les gens la trouvaient incroyable, ils pensaient que c’était une vieille veste que j’avais trouvée là. Tu as ceux qui vont passer à côté parce que ça ne leur est pas destiné, qu’ils n’ont pas la culture, et puis ceux qui vont être capables de s’arrêter uniquement sur le pantalon ou sur la veste et se l’approprier.

Je trouve aussi que cette marque est à l’image de celui qui la porte. Plusieurs personnes peuvent porter la même pièce hollington et elle n’aura pas la même résonance. C’est la caractéristique même d’un pari réussi : ce n’est plus le discours qui positionne la marque mais l'individu qui la porte. Mise au sortir de l’Élysée sur un homme politique, ça n’aura pas la même résonance que si je la mets, ou si mon fils ou ma fille la portent. C’est ça la grande réussite, s’adresser à tout le monde et à personne, faire ce que toi tu aimes. On peut autant porter cette marque quand on a 25 ans sur une trottinette qu’à 75 dans son Range Rover destination Deauville. Et c’est très dur, d’atteindre un degré de perfection telle. Les bons vêtements, c’est comme les bons musiciens, ça donne une résonance à ta vie, à ta personnalité. Ce n’est que le prolongement d’un moment de vie, de là où tu es. Je suis sûr que Patric Hollington, qui aimait Coltrane, l’écoutait différemment à vingt ans…

 

Juan Massenya pour hollington FW20 interview

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Nous remercions chaleureusement Juan Massenya pour son accueil et le temps qu’il nous a si gentiment accordé ! 

Photos : Clément Vayssieres @clement.vayssieres